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Mutualisons nos forces pour les activistes du climat

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Prof. Oriane Sarasin

 

1) Pouvez-vous présenter en quelques mots votre parcours professionnel, votre fonction actuelle et vos domaines d'expertise?

Maîtresse d’enseignement et de recherche en psychologie sociale à l’Université de Lausanne, j’exerce le métier de chercheuse depuis 2005. Depuis ma thèse (défendue en 2009 à l’Université de Berne), je me suis intéressée aux facteurs individuels, sociaux et contextuels expliquant les attitudes et comportements socio-politiques des individus. Depuis 2016, je me suis spécialisée, tout autant sur le plan de la recherche que sur celui de l’enseignement, dans les questions touchant à la perception du changement climatique et aux freins et facilitateurs individuels et groupaux à l’action pour lutter contre ce phénomène.

 

2) Confirmez-vous vous intéresser en particulier à la question climatique et, à cet égard, au contraste entre l'urgence liée au réchauffement climatique et les (in)actions individuelles, respectivement, à l'impact des mouvements sociaux, en particulier des actions de désobéissance civile ?

Je le confirme (voir réponse à la question précédente).

 

3) Pouvez-vous estimer le nombre d'études portant sur ces questions, respectivement en citer une particulièrement significative?

La psychologie de l’environnement est un domaine très vaste, caractérisé par un nombre foisonnant d’études. Ainsi, si l’on tape les mots ‘psychology’ et ‘climate change’ dans le moteur de recherche scientifique Google Scholar, 382’000 publications apparaissent (recherche effectuée le 18 novembre 2021). Ce nombre substantiel de recherche a mené des grands noms du domaines à rédiger des articles de revues (par ex., Gifford, 2011, 2014 ; Gifford & Nilsson, 2014) ou des méta-analyses (par ex., Bamberg & Moser, 2007 ; Kloeckner, 2013). Alors que le domaine s’est en majorité focalisé sur les caractéristiques individuelles sous-tendant l’adoption de comportements dits pro-environnementaux, des chercheurs et chercheuses en psychologie de l’environnement ont avancé des arguments, ces dernières années, pour que des variables ayant trait à la nature collective du phénomène soient davantage prises en compte (par ex., identité sociale, émotions de groupe, sentiment d’efficacité collective ; Amel et al., 2017 ; Fritsche et al., 2018 ; Nielsen et al., 2021a). Un appel a également été lancé pour que la recherche en psychologie de l’environnement se focalise sur les comportements que peuvent adopter les individus pour avoir un impact certain sur l’environnement, notamment par des rôles autres que celui de consommateurs.trices. (Nielsen et al., 2021b).

 

4) Pouvez-vous expliquer brièvement les mécanismes psychosociaux expliquant l'inaction individuelle face à l'urgence du réchauffement climatique?

Dans un article central de la psychologie de l’environnement, Gifford (2011) cite toute une série de « dragons » (29 en tout !) sous-tendant l’inaction humaine face au changement climatique. Cette liste, qui n’a pas de prétention d’exhaustivité, illustre la diversité des barrières au changement existantes : limites du fonctionnement du cerveau humain (avec par exemple, un biais d’optimisme), perception de divers risques si l’on adopte des comportements plus écologiques, limites comportementales telles que l’effet rebond, pour n’en citer que quelques-unes. La distance psychologique—spatiale, temporelle, sociale et hypothétique—est également souvent évoquée comme frein à l’action individuelle (pour des revues, voir Maiella et al., 2020 ; McDonald et al., 2015). En effet, la nature complexe et abstraite du changement climatique fait que l’humain a tendance à le percevoir comme lointain dans l’espace et le temps, ne touchant que peu les personnes de son entourage et comme incertain (même si l’existence du changement climatique semble connue et acceptée de la majorité, l’ampleur et les conséquences du phénomènes sont souvent perçues comme moins certaines). Alors que la cognition humaine explique en partie ce phénomène, via le niveau de construit mental impliqué (les objets complexes sont perçus comme plus abstraits et lointains ; Trope & Liberman, 2010), le fait que le discours scientifique est fréquemment remis en question par certains acteurs publiques est également pointé du doigt (voir McDonald et al., 2015 ; Sarrasin et al., 2020); le Temps, 17.11.20211). Dans la même veine, des voix s’élèvent pour critiquer la tendance de certain.es chercheurs.eures et journalistes à affirmer que la psychologie humaine n’est pas adéquate pour résoudre les problèmes environnementaux (Atkinson & Jaquet, 2021). En se faisant, une focale est en effet placée sur l’individu et le rôle joué par d’autres entités, privées et publiques, est minimisé (concernant l’individualisation de la responsabilité, voir également Maniates, 2001).

 

5) Confirmez-vous l'impact/l'efficacité des actions de désobéissance civile sur les opinions individuelle et publique, en particulier sur la question climatique?

La recherche en psychologie sociale, qui traite de l’influence des groupes sur les attitudes et comportements des individus, a démontré depuis plusieurs décennies que les « minorités actives » exercent une forme d’influence sociale, appelé latente (Moscovici, 1976, 1980). Une minorité active peut être définie comme un groupe se battant pour une certaine cause (par ex., l’égalité de genre, l’écologie) et ne possédant ni le nombre ni l’autorité nécessaires pour exercer des formes d’influence caractéristiques des majorités (Butera et al., 2016). L’influence minoritaire est dite latente car elle ne s’exprime souvent pas directement : si l’on devait schématiser de façon simpliste, on pourrait dire que les individus confrontés à un acte de désobéissance civile ne vont pas radicalement changer leur mode de vie du jour au lendemain. En revanche, la vision du monde présentée par la minorité entre en conflit avec celle de la majorité et induit ainsi un conflit tout tant social (entre les avis exprimés, les personnes qui les portent) que socio-cognitif (dans les esprits de ceux et celles confrontré.es au message d’influence ; Butera et al., 2016). Ces processus ne sont pas observés lorsque les individus sont confrontés à des sources d’influence dites majoritaires. Face aux arguments d’une majorité, l’adhésion tend à être plus rapide mais moins profonde et moins résistante à la contre-argumentation (voir par exemple, Martin, Hewstone, & Martin, 2003).

 

6) Pouvez-vous expliquer et développer les raisons pour lesquelles ces actions ont un impact sur les opinions et les conditions que ces actions doivent réunir pour ce faire ?

L’influence minoritaire est connue pour s’exercer lorsqu’elle est caractérisée par une consistance tout autant synchronique que diachronique. En d’autres mots, les membres de la minorité doivent « rester sur leurs positions » de manière unanime et dans le temps. Il a en effet été démontré que lorsque des avis divergents sont perçus au sein de la minorité, ou si celle-ci est perçue comme modifiant son opinion au cours du temps, le conflit socio-cognitif nécessaire à l’influence latente ne s’opère pas (Moscovici, Lage & Naffrechoux, 1969). En effet, alors que la position présentée par la source minoritaire induit généralement une réaction initiale de rejet, son intransigeance et sa motivation à la maintenir dans le temps poussent les personnes réceptrices du message à s’interroger, consciemment ou inconsciemment, sur la part de vérité qui pourrait être contenue dans le message pour provoquer un tel engagement (Butera et al., 2016). Suite aux travaux initiaux sur l’influence minoritaire, menés dans les années 1960 et 1970, il a ensuite été mis en avant que le style de communication de la minorité, pour être efficace, doit être plus nuancé quand cette dernière fait face à « la majorité silencieuse » (la population) que lorsqu’elle communique ses revendications à « la majorité au pouvoir » (par ex., les autorités politiques, les entités économiques). Les résultats d’expériences montrent que pour convaincre de manière efficace, la minorité doit maintenir un niveau d’intransigeance élevé face à l’autorité mais adopter un style de négociation plus ouvert (sans tout autant renoncer à ses idéaux) face à la population (Mugny, 1982 ; Mugny & Papastamou, 1977).

 

7) Considérez-vous et cas échéant, pourquoi, les actions de désobéissance civile sont efficaces pour apporter des changements radicaux de comportements, tant au niveau des individus que de ats, et en particulier s'agissant de la question climatique?

Au vu des éléments présentés en réponse aux questions 5 et 6, nous pouvons donc considérer que les actions de désobéissance civile sont efficaces pour initier un changement d’opinions, puis de comportements, au sein de la population. En effet, les actes de désobéissance civile, lorsqu’ils sont menés de manière répétée dans le temps, permettent la création d’un conflit socio-cognitif chez les membres de la majorité silencieuse et de la majorité au pouvoir.

 

8) Considérez-vous que le recours à des outils plus classiques telles des manifestations ont le même impact et dans le cas contraire, pourquoi?

D’un point de vue expérimental, il serait extrêmement difficile d’isoler l’effet, en termes de persuasion, de larges manifestations et d’actes de désobéissance civile, car cela nécessiterait des participant.es qui n’ont aucune connaissance de l’existence de l’une de ces deux manières de rappeler l’urgence climatique. Cependant, du point de vue de la théorie de l’influence minoritaire, il paraît indiscutable que les groupes pratiquant la désobéissance civile sans violence (celle-ci romprait le style de communication nuancé mentionné en réponse à la question 5) sont caractérisés par un niveau d’engagement et d’intransigeance plus élevés que des participant.es à une manifestation.

 

9) Les actions de désobéissance civile sont-elles selon vous indispensables aux côtés des autres types d'activisme, particulièrement en matière climatique et cas échéant, pourquoi ?

Les actions de désobéissance civile jouent un rôle prépondérant dans la création du conflit socio-cognitif mentionné dans les points précédents.

 

10) Selon vous, les actions de désobéissance civile ont-elles une incidence directe sur le réchauffement climatique et cas échéant, pourquoi?

Il ne semble pas possible de prétendre que le comportement même des personnes pratiquant la désobéissance civile induit une baisse directe de gaz à effet de serre. Cependant, ces actions, en alertant sur l’urgence climatique et en poussant une partie de la population à réfléchir sur les motivations qui peuvent mener des individus à prendre des risques pour s’engager dans de telles actions, sont à même de provoquer des changements d’opinions et de comportements. Puis, « changer les comportements individuels peut contribuer à un changement plus large, au niveau des normes et pratiques sociales, qui, à son tour, peut convaincre d’autres individus de modifier leurs comportements » (Nielsen et al., 2021a). En effet, il est établi que les normes sociales—ce que nous percevons que les autres, largement définis, pensent, font et attendent de nous—est un des leviers les plus puissants du changement du comportement humain (voir Amel et al., 2017 ; Nolan et al., 2008). Des simulations, publiées dans la prestigieuse revue Science, ont démontré qu’il suffirait d’une minorité de 25% d’une population donnée pour asseoir une nouvelle vision du monde (Centola et al., 2018). Ce chiffre est loin d’être atteint lorsqu’il s’agit de prendre les mesures recommandées par les scientifiques (voir rapport du GIEC 2021) pour lutter de manière adéquate et suffisante contre le changement climatique. Ainsi, une récente enquête menée dans dix pays a montré que même si la majorité des personnes interrogées est sensible à la question du changement climatique, peu sont réellement motivées à changer leurs habitudes2.

 

 

Références

Amel, E., Manning, C., Scott, B., & Koger, S. (2017). Beyond the roots of human inaction: Fostering collective effort toward ecosystem conservation. Science, 356, 275-279.

Atkinson, Q. D., & Jacquet, J. (2021). Challenging the Idea That Humans Are Not Designed to Solve Climate Change. Perspectives on Psychological Science, advance online publication.

Bamberg, S., & Möser, G. (2007). Twenty years after Hines, Hungerford, and Tomera: A new meta-analysis of psycho-social determinants of pro-environmental behaviour. Journal of Environmental Psychology, 27, 14-25.

Butera, F., Falomir-Pichastor, J. M., Mugny, G., & Quiamzade, A. (2017). Minority influence. In S. G. Harkins, K. D. Williams, & J. Burger (Eds.), The Oxford handbook of social influence (pp. 317-337). Oxford Handbooks online.

Centola, D., Becker, J., Brackbill, D., & Baronchelli, A. (2018). Experimental evidence for tipping points in social convention. Science, 360, 1116-1119.

Fritsche, I., Barth, M., Jugert, P., Masson, T., & Reese, G. (2018). A social identity model of pro-environmental action (SIMPEA). Psychological Review, 125, 245-269.

Gifford, R. (2011). The dragons of inaction: psychological barriers that limit climate change mitigation and adaptation. American Psychologist, 66, 290-302.

Gifford, R. (2014). Environmental psychology matters. Annual Review of Psychology, 65, 541–579.

Gifford, R., & Nilsson, A. (2014). Personal and social factors that influence pro‐environmental concern and behaviour: A review. International Journal of Psychology, 49, 141-157.

Kloeckner, C. A. (2013). A comprehensive model of the psychology of environmental behaviour—A meta-analysis. Global Environmental Change, 23, 1028-1038.

Maiella, R., La Malva, P., Marchetti, D., Pomarico, E., Di Crosta, A., Palumbo, R., ... & Verrocchio, M. C. (2020). The psychological distance and climate change: A systematic review on the mitigation and adaptation behaviors. Frontiers in Psychology, 11, 2459.

Maniates, M. F. (2001). Individualization: Plant a tree, buy a bike, save the world?. Global Environmental Politics, 1, 31-52.

Martin, R., Hewstone, M., & Martin, P. Y. (2003). Resistance to persuasive messages as a function of majority and minority source status. Journal of Experimental Social Psychology, 39, 585-593.

McDonald, R. I., Chai, H. Y., & Newell, B. R. (2015). Personal experience and the ‘psychological distance’of climate change: An integrative review. Journal of Environmental Psychology, 44, 109-118.

Moscovici, S. (1976). Social influence and social change. London: Academic Press.

Moscovici, S. (1980). Toward a theory of conversion behaviour. In L. Berkowitz (Ed.), Advances in experimental social psychology (Vol. 13, pp. 209–239). New York, NY: Academic Press.

Moscovici, S., Lage, E., & Naffrechoux, M. (1969). Influence of a consistent minority on the responses of a majority in a color perception task. Sociometry, 32, 365–380.

Mugny, G. (1982). The power of minorities. London : Academic Press.

Mugny, G., & Papastamous, S. (1977). Pour une nouvelle approche de l'influence

minoritaire : les déterminants psychosociaux des stratégies d'influence minoritaires. Bulletin de Psychologie, 30, 573-579

Nielsen, K. S., Clayton, S., Stern, P. C., Dietz, T., Capstick, S., & Whitmarsh, L. (2021). How psychology can help limit climate change. American Psychologist, 76, 130-144.

Nielsen, K. S., Cologna, V., Lange, F., Brick, C., & Stern, P. (2021). The case for impact-focused environmental psychology. Journal of Environmental Psychology, 74.

Nolan, J. M., Schultz, P. W., Cialdini, R. B., Goldstein, N. J., & Griskevicius, V. (2008). Normative social influence is underdetected. Personality and Social Psychology Bulletin, 34, 913-923.

Sarrasin, O., Pahlisch, C., & Elcheroth, G. (2020). Faut-il encore avoir peur des dragons (à notre âge)?. Bulletin de la Société Vaudoise des Sciences Naturelles, 99, 5-12.

Trope, Y., & Liberman, N. (2010). Construal-level theory of psychological distance. Psychological Review, 117, 440-463.

 

 

EC, novembre 2021

1https://www.letemps.ch/societe/cerveau-peinetil-tant-se-figurer-un-monde-rechauffe

2https://kantar.turtl.co/story/public-journal-04/page/1 https://www.theguardian.com/environment/2021/nov/07/few-willing-to-change-lifestyle-climate-survey

 

Sandro Leuenberger Prof. Julia Steinberger

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